Succession et gouvernance dans les fondations familiales

La transmission aux enfants ou autres membres de la famille du fondateur est un thème majeur pour les fondations familiales. Comment organiser la gouvernance de la fondation pour qu’elle ne soit pas excessivement dépendante du président fondateur ? Comment transmettre une fondation pour qu’elle ne soit pas perçue comme un devoir pour les héritiers mais plutôt une opportunité ?

Le 29 mai 2018, une vingtaine de fondations membres d’Un Esprit de Famille se sont réunies autour de six fondations qui ont partagé leur expérience. La réunion se tenait chez la plus ancienne d’entre elles, la Société philanthropique, créée en 1780.

 

Trois fondations animées par leurs fondateurs
Fondation Brageac : nous avons transmis le "virus" de la philanthropie dans la famille
Isabelle Bouzoud, présidente : fondation de flux créée en 2006, hébergée à la fondation Caritas, la fondation Brageac rassemble notre famille au sens large, composée de nombreux cousins. Nous soutenons des projets de solidarité en France et l’international : éducation, formation, insertion, lutte contre l’exclusion.

Les membres de la famille fondateurs se sont engagés durablement pour pérenniser la fondation. D’autres sont donateurs : en tant que fondation de flux, nous ne vivons que des dons des membres de la famille ; c’est un aiguillon pour être exigeant et efficace afin de les motiver. Nous essayons d’impliquer la jeune génération (20-40 ans) pour qu’elle assiste aux comités de sélection des projets. Ces jeunes sont très sollicités par ailleurs mais fiers du travail effectué au nom de la famille. Certains membres de la famille ont créé 3 autres fondations et un fonds de dotation pour des projets particuliers : c’est une tradition familiale bien ancrée.

Gouvernance

Le comité exécutif est composé pour moitié de membres de la famille, pour moitié de personnes qualifiées qui ont une expérience dans le domaine associatif. Ces dernières nous évitent de mettre trop d’affect dans le choix des projets et nous obligent à être rigoureux.

Je parlerais plutôt de transmission que de succession : nous avons transmis le « virus » de la philanthropie à la génération suivante. Les jeunes sont intéressés mais pas encore acteurs : ils feront sans doute différemment de ce que nous faisons, comme nous avons agi différemment de nos prédécesseurs.

Fondation Lemarchand : chaque membre de la famille est rapporteur de projets à défendre

François Lemarchand, fondateur : en même temps que l’entreprise Nature et Découvertes, j’ai créé en 1991 la fondation Nature et Découvertes en y reversant 10 % des bénéfices de l’entreprise. Sa mission est la protection de la nature et l’éducation à la nature. Il y a 6 ans, mon fils est devenu président de la fondation en même temps que président de l’entreprise. La fondation est maintenant complètement prise en mains par le personnel de l’entreprise, qui apporte des projets de terrain : c’est un outil formidable de fierté et de sens.

Avec ma femme, nos 4 enfants et leurs conjoints, nous avons également créé la fondation familiale Lemarchand il y a 10 ans sur le thème des relations des hommes et de la Terre. Ma fille en est la directrice. Nous soutenons l’agriculture respectueuse de la nature, des jardins d’insertion, des jardins dans les hôpitaux… et des associations activistes, par exemple sur les perturbateurs endocriniens, la protection des océans. Nos enfants et leurs conjoints, mon épouse et moi-même nous rendons sur le terrain. Les projets sont préparés en amont par les 3 permanents de la fondation puis chacun de nous est rapporteur de 2 ou 3 dossiers à défendre, au cours de 2 sessions par an. Le processus de décision démocratique donne lieu à des discussions passionnantes.

Fondation Cécile Barbier de La Serre : devenir un ciment familial

René Barbier de la Serre, fondateur et président : créée en 2004 par ma femme et moi-même, notre fondation reconnue d’utilité publiques (FRUP) dispose d’une dotation définitive qui procure des revenus de 400 000 € par an pour financer des projets qui répondent aux besoins élémentaires des jeunes enfants très défavorisés.

J’ai donné à la fondation le nom de ma mère avec le désir de perpétuer son esprit de générosité. J’aimerais que la fondation devienne un ciment familial et, n’ayant pas d’enfant, que mes neveux et nièces se sentent concernés. La fondation familiale est un substitut aux propriétés familiales qui disparaissent progressivement.

Gouvernance

Nous avons un statut un peu particulier : la majorité du conseil d’administration est familial, ce qui aujourd’hui est très difficile à obtenir dans une FRUP. Il comprend 12 administrateurs, dont 7 de la famille et 5 nommés par les 7. Jusqu’à il y a un an, le conseil était composé par mes frères et sœur et des personnalités qualifiées. Depuis 5 ans, nous avons recruté une déléguée générale, j’ai investi dans un local pour faciliter la transmission. Je ne suis plus la seule référence, la fondation devient celle de mes neveux et nièces. Au conseil, mes frères et sœur ont été remplacés par leurs enfants, qui ont une quarantaine d’années. Ils commencent à susciter des projets et à être actifs.

Une fondation en phase de transmission à la troisième génération
Fondation Hippocrène : 3 générations coexistent dans le conseil de la fondation depuis sa création
Michèle Guyot-Roze, vice-présidente : la fondation Hippocrène a été créée par mes parents, Jean et Mona Guyot en 1992, sous forme de FRUP. Sa mission : les jeunes et l’Europe. Nous finançons des projets qui permettent à de jeunes Européens de se rencontrer et d’agir ensemble dans les domaines de l’éducation, de la culture ou de l’humanitaire. Ce sujet est devenu important et urgent.

Présidente de la fondation pendant 10 ans avant Alexis Merville, mon neveu, j’avais le sentiment qu’il m’était difficile de me renouveler : il faut alors passer la main. Alexis a toujours participé très activement à la définition de la stratégie de la fondation, à la gestion des fonds, à la sélection des projets. Nous sommes très contents de la passation, qui s’est effectuée progressivement, il y a un an et demi. Il faut avancer dans un équilibre fragile.

Alexis Merville, président : la majorité du conseil d’administration est constituée de membres de la famille. Depuis sa création, trois générations y coexistent. Chaque membre de la famille peut devenir ambassadeur du projet familial. Les projets nous parviennent par le site Internet. Les membres du conseil donnent leur avis ; in fine le Bureau décide, dans le respect des avis donnés. Il est indispensable de créer les conditions d’un vrai débat, où tous s’expriment, avant la décision finale du président. Il n’y pas de « statue du commandeur » devant laquelle tout le monde s’incline ! Les discussions à 3 générations sont en fait plus faciles qu’à 2 générations ; et c’est possible de s’engager dès l’adolescence. La directrice non salariée de la Fondation est ma sœur, Dorothée Merville. Le Cercle des Amis de la fondation, créé en 2011, est présidé par les conjoints de Michèle et moi-même. Il est important que les conjoints aient leur place : l’engagement dans la Fondation, en plus de la vie professionnelle et familiale, suppose une adhésion de toute la cellule familiale.

Deux structures centenaires 
Fondation Cibiel Lannelongue : 1300 descendants des fondateurs sollicités

Guy de la Martinière, président : notre histoire commence avec un oncle et une tante, Odilon Lannelongue et Marie Cibiel, qui furent très généreux dans leurs dons aux personnes défavorisées ; ils ont notamment créé en 1892 un foyer à Clichy pour les jeunes filles en grande difficulté. En 1949, ce foyer fusionna avec Le Nid, dont la mission était d’aider les personnes en situation de prostitution. Après 1968, l’association Cibiel Lannelongue a été recréée et s’est séparée du Nid pour une divergence de valeurs et de gouvernance. Depuis une trentaine d’années, sa mission est de soutenir financièrement et humainement l’association Claire Amitié, qui a créé et gère des foyers d’accueil de jeunes filles en difficulté : 6 foyers en France, 6 en Afrique, 1 au Cambodge, 1 au Brésil. Environ 2000 jeunes filles sont aidées chaque année.

L’année dernière, l’association Cibiel Lannelongue a donné 400 000 € à Claire Amitié par le biais de la fondation Cibiel Lannelongue, abritée par l’Ordre de Malte. Les dons ne proviennent que des descendants de parents de Marie Cibiel : notre fichier en compte 1300 ! Quelques familles amies soutiennent aussi Claire Amitié. Un pique-nique familial est organisé tous les ans, au moment de l’Assemblée générale.

Gouvernance

Dans ses statuts, l’association n’est pas strictement familiale ; son conseil d’administration comprend au moins 4 représentants de la famille, sur 9 membres. Le conseil se renouvelle pour introduire la génération des 30 ans ; nous essayons d’envoyer les jeunes sur le terrain dans les foyers à l’international : c’est ce qui les motive pour continuer à s’impliquer.

La Société philanthropique : nous espérons être toujours là dans 200 ans !
Louis de Montferrand, président : la Société philanthropique est le fruit de 20 histoires familiales. Par exemple, M. de Ladoucette a amassé une grosse fortune sous le Second Empire. Veuve, Mme de Ladoucette s’est intéressée aux jeunes filles ouvrières qui vivaient dans des conditions insalubres. Elle a créé pour elles des activités de soutien regroupées dans une fondation, que ses neveux ont reprise après sa mort. Ils ont légué la fondation à la Société philanthropique pour la pérenniser. 1 ou 2 membres de la famille Ladoucette sont toujours présents dans le conseil d’administration. Nous ne sommes pas des fondateurs mais des transmetteurs… Ce conseil de 20 personnes comprend une dizaine de descendants des donateurs du 19è siècle. Les dix autres membres sont des personnes très qualifiées, des amis qui nous complètent : médecins, financiers, dirigeants d’entreprise, mères de familles nombreuses… Nous avons besoin de leurs compétences et aussi de leur humanité.

Association reconnue d’utilité publique depuis 1839, la Société philanthropique agit dans le domaine médico-social : personnes âgées, handicapées, enfants en placement judiciaire, logements sociaux, un hôpital… Nos prédécesseurs ont légué à la Société philanthropique près de 100 000 m2 en région parisienne, dédiés à ces activités, ainsi qu’un patrimoine financier. Chaque établissement a une histoire, chaque histoire est faite de combats… Pour mener à bien nos activités, nous avons signé des conventions avec l’Etat : une grande partie de notre financement vient de la Sécurité Sociale. Nous nous préparons à chercher les philanthropes d’aujourd’hui pour soutenir la création d’activités nouvelles : par exemple une maison dédiée à 7 personnes en situation de handicap qui vivraient ensemble.

En termes de gouvernance, tout est validé par l’Assemblée générale des 200 membres. Nous cooptons les adhérents parmi nos familles et nos amis. Nous sommes soucieux de préserver notre indépendance et espérons bien être toujours là dans 200 ans !

 

Des clés pour réussir la transmission

  1. Définir des critères stricts dans la sélection des projets pour réduire les choix affectifs et subjectifs.
  2. Les projets sont trop souvent travaillés par l’équipe permanente et imposés par le président. Chaque membre du conseil d’administration peut s’impliquer en allant sur le terrain pour défendre un projet.
  3. Les statuts ouvrent sur une mission large de la fondation mais verrouillez la gouvernance familiale.
  4. Impliquer les conjoints « pièces rapportées » car s’engager dans une fondation prend du temps, c’est un choix de toute la cellule familiale.
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