Quelle place pour la philanthropie individuelle et familiale
dans le développement de projets sociaux et culturels en France ?

Le 30 mai 2017 est intervenu sur ce thème Jean-Paul Delevoye, ancien ministre, ancien président du Conseil Economique, Social et Environnemental (CESE), président de la commission des investitures aux élections législatives pour la République En Marche. Il a répondu aux questions des membres d’Un Esprit de Famille et des invités du fonds de dotation Entreprendre&+.
Arnaud de Ménibus, président fondateur d’Entreprendre&+ : à travers les différentes responsabilités que vous avez exercées, vous avez pu observer les tendances longues de la société française au cours des 20 dernières années. Pouvez-vous nous retracer les principales évolutions que vous avez constatées et comment vous les projetez dans l’avenir ? Que peuvent faire les citoyens engagés que nous sommes pour accompagner ces évolutions ?
Jean-Paul Delevoye : nous vivons actuellement une révolution culturelle à laquelle nous ne sommes pas préparés...
En premier lieu, nous assistons à l’éclatement des blocs politiques car les hommes et femmes des partis ne s’entendaient par sur un projet mais sur un concept du pouvoir. La France est un pays de la jouissance du pouvoir, non de l’exercice du pouvoir. Des éruptions citoyennes ont fragmenté cette logique des blocs. La nécessaire adhésion du citoyen a remplacé l’obéissance du citoyen à L’Etat. A mon sens, la nation est plus importante que l’Etat, qui n’est qu’une prestation de services.

La liberté individuelle est en marche partout dans le monde. L’individu doit construire lui-même sa propre croyance mais il n’a pas été formé à cela. Nous étions dans une forme d’l’insouciance collective jusqu’aux années 1986-87 car nous n’avions pas besoin de nous remettre en cause : chacun était assez stable dans ses convictions politiques, dans son travail, dans sa vie affective… Les croyances se transmettaient de génération en génération. Elles ont explosé sous le choc des réalités mais certaines se sont radicalisées. Nous sommes dans un moment crucial de radicalisation des positions, révélatrice d’une fragilité à ne pas pouvoir se remettre en question. La lutte des identités remplace la lutte des classes, la concurrence des territoires renforce l’esprit nationaliste, le vieillissement de la population crée une fragmentation d’intérêts démographiques. Les conflits d’intérêts générationnels, identitaires, territoriaux risquent de l’emporter. La mondialisation abat toutes les frontières économiques pour voir émerger des murs derrière lesquels se replier.

Les philanthropes ont un rôle essentiel à jouer dans ces moments. Il faut que vous mettiez en avant les causes que vous défendez. Pourquoi ? De Gaulle nous alertait déjà : quand on demande au peuple de défendre des causes, il se transforme. Quand on le laisse sur la défense de ses intérêts, il se déchire. Nous sommes dans un moment où le monde se déchire sur des intérêts. La défense des causes donne du sens. La vraie bataille est : quel est le sens collectif aujourd’hui qui rassemble les individus ? On ne peut pas construire un avenir commun sans avoir le sens de l’autre. Comment gérer les plus faibles qui fragilisent la société ? Nous avions pensé que la technologie et le progrès pouvaient tout régler, tout permettre. Mais la conscience de la fragilité est brutalement réapparue, liée à la fragilité de l’humain, d’un emploi, de l’environnement…

Actuellement, la vraie puissance du monde est à ceux qui détiennent les banques de données et qui vont influencer le comportement des individus. L’homme moderne sera-t-il un esclave qui s’enchaînera de façon volontaire ? Comment permettre à nos enfants, aux adultes de prendre le temps nécessaire de se construire des convictions, de faire des choix directement liés à leur liberté ?

Pour mettre en œuvre des solutions, l’Etat n’a pas votre souplesse, votre capacité d’emprunter des chemins d’innovation. Le monde est instable : il faut accompagner les gens dans cette période d’incertitude, ce que le service public ne sait pas faire. Nous avons besoin de réveiller les consciences pour que les citoyens ne deviennent pas des esclaves modernes d’émotions médiatiques fabriquées par d’autres. Il faut des espaces de dialogue, d’échange où le temps s’arrête, où surgit la capacité d’agir ensemble pour des causes qui nous transcendent et nous embellissent.

Arnaud de Ménibus : comment mobiliser l’engagement citoyen et créer un projet pour la société, comment pouvons-nous y contribuer ?
J.-P. Delevoye : je crois aux actions de caractère local, expérimental...
Les solutions ne sont pas les mêmes au nord et au sud du pays. Or la France est un pays d’ingénieurs où on veut placer les gens dans une norme. Il faut travailler sur la notion de prise de risque, de droit à l’erreur dans la fonction publique. Nous allons passer de la contrainte au contrat avec des objectifs. Vous avez des réflexions permanentes sur les causes que vous voulez défendre et les objectifs que vous voulez atteindre.

Je connais le choc de la confrontation entre un système politico-administratif qui veut imposer sa réalité et l’innovation qui vient du terrain et cherche à renverser les certitudes. Quand les gens se trouvent dans un environnement constructif, leur comportement se transforme. Vous contribuez à transformer l’environnement social qui transforme le comportement des gens.

Isabelle Bouzoud, fondation Brageac Solidarité : comment des projets que nous expérimentons et qui réussissent pourraient-ils être étendus dans l’espace public ? Actuellement, ces projets n’entrent dans aucune « case »…
J.-P. Delevoye : quand vous obtenez un résultat par un chemin différent, vous contestez le système, vous lui échappez en le mettant en situation d’échec...
Une fondation a expérimenté le maintien de la cellule familiale, même si l’un des parents était alcoolique ou drogué : les effets ont été extrêmement positifs sur le comportement des enfants, avec une diminution des violences à l’école. Mais étendre ce projet en s’appuyant sur les Caisses d’Allocations Familiales a été impossible. Nous réfléchissons à la création de fonds d’amorçage sur le droit à l’innovation dans la fonction publique. La contribution philanthropique n’est pas une concurrence de l’Etat mais un champ d’expérimentation qui permet au service public d’innover tout en faisant des économies. La comptabilité publique ne connaît par le retour sur investissement… Le coût social doit devenir une politique d’investissement social.

Dans le traitement du handicap par exemple, on oublie l’enrichissement qu’apporte un handicap à la vie de la société. C’est un choc culturel. On ne comptabilise pas ce qu’apporte un enfant handicapé dans une classe « normale ». Dans le soins palliatifs, c’est à partir d’un noyau professionnel très fort que la valorisation du service se fait avec des bénévoles. Ce sont des combats où l’action publique et l’action philanthropique sont complémentaires.

Elisabeth Terrien, fondation CAJJED : dans la société française on ne donne pas assez de place à l’apprentissage du don dans l’éducation dès le plus jeune âge. Comment mobiliser les jeunes pour qu’ils donnent du temps aux autres et que cela devienne normal ?
J.-P. Delevoye : les notions d'empathie, d'altérité se construisent en effet dès l’école maternelle...
Nous réfléchissons par ailleurs à un 14 juillet qui ne soit pas seulement militaire mais aussi citoyen, qui mette en avant des personnes actives dans la pacification sociale. Les gens ont besoin de se parler. Au-delà de la cohésion sociale, nous avons besoin de trouver la vitalité sociale. Il y a quelques jours s’est déroulée une initiative que je trouve extraordinaire, un concours d’éloquence en Seine Saint-Denis, pour révéler des talents grâce à la langue française.
Blandine Mulliez, fondation Entreprendre : les fondations territoriales publiques recueillent des dons privés pour aider des territoires en finançant des projets de proximité. C’est un maillage entre privé et public. Qu’en pensez-vous et quelle potentialité ont-elles ?
J.-P. Delevoye : l’OCDE a indiqué que le taux d’imposition des entreprises dans le monde est passé de 35 à 25 %...
Donc les ressources publiques diminuent. Les relations entre les collectivités locales et l’Etat vont se traduire par des difficultés de ressources, moins d’argent et plus de besoins d’investissements.

L’action publique voulait créer l’unité et la conformité et ne sait traiter que la masse. Aujourd’hui, il faut traiter les problèmes dans leur diversité. Il faut que l’autorité publique ait l’humilité de transférer et déléguer ce qu’elle ne sait pas faire. Vous êtes dans l’enthousiasme face à des partenaires publics qui sont dans l’angoisse de préserver leurs structures. Il faudrait des espaces où s’apprivoiser les uns les autres et bâtir des partenariats public-privé dans les sens des innovations sociales. Les philanthropes nous alertent sur des sujets que, personnellement, je connaissais très peu comme les violences psychiques, l’autisme, les problèmes des familles monoparentales…

Déjà au Forum de Davos en 2014, la dislocation sociale était identifiée comme le plus important risque du monde actuel. Nous sommes entrés dans ce monde et vous apportez des réponses.

 

Sabine Roux de Bézieux introduit les débats, aux côtés de Jean-Paul Delevoye et Arnaud de Ménibus

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