Les nouvelles formes de philanthropie

Deux avant-gardistes de la philanthropie, membres d’Un Esprit de Famille ont créé des modèles novateurs : Alexandre Mars (fondation Epic) et Pascal Vinarnic (fondation Demeter). 30 membres d’Un Esprit de Famille se sont réunis autour d’eux pour échanger sur les nouvelles formes de philanthropie. Tessa Berthon (fondation la Ferthé, membre du conseil d’administration d’UEDF) menait les débats dont voici des extraits. 

Tessa Berthon : la fondation Epic, née en 2014, se présente comme une start-up à but non lucratif qui a pour mission d’offrir un avenir meilleur aux jeunes de 0 à 25 les jeunes dans le monde ; son action est basée sur la confiance à qui l’on donne, la traçabilité de ce que l’on donne et la transparence de l’objet auquel on donne. La fondation Demeter, née en 1994, met en œuvre des projets pilotes pour renforcer les compétences et l’autonomie financière des structures qui mènent des actions humanitaires et sociales ; la fondation Demeter leur apporte à la fois appui financier et conseil.

Pouvez-vous nous expliquer plus précisément en quoi vos fondations innovent dans la philanthropie ?

Alexandre Mars
Avant de créer Epic, j’ai effectué une étude de marché pendant 2 ans et un tour du monde. J’ai rencontré beaucoup de gens qui aimeraient donner plus mais ne le font pas parce qu’ils n’ont pas confiance dans les associations, à la suite à plusieurs scandales, et parce qu’ils manquent de temps et de connaissances. Il est difficile de choisir parmi les très nombreuses organisations de solidarité existantes.

Epic propose des outils qui répondent à ces problématiques.

  • Nous avons créé un processus unique de sélection, avec l’aide de 150 partenaires (fondation Gates, Ashoka, Fondation de France…). L’année dernière nous avons reçu 1900 candidatures d’associations. 8 personnes chez Epic les analysent selon 45 critères de sélection. Nous retenons au final moins de 1 % des candidats : nous soutenons entre 7 et 12 nouvelles organisations chaque année, pour une durée de 3 ans. Nous recherchons des financements pour ces organisations, sans aucune commission pour Epic car je finance moi-même ce processus de sélection et toute la structure d’Epic. Nous sommes présents dans de nombreux pays pour répondre aux souhaits des donateurs qui veulent investir localement.
  • Deuxième outil, qui favorise la traçabilité : notre application mobile permet de suivre la réalité du terrain des programmes sélectionnés. Par ailleurs, nous continuons à analyser les organisations choisies et partageons tous les semestres les résultats avec les donateurs.
  • Troisième outil d’expérience et de transparence : les donateurs visitent les organisations, où qu’elles soient. Nous avons filmé ces organisations en réalité virtuelle pour mieux percevoir encore la réalité du terrain.

Notre modèle est en constante évolution et nous sommes prêts à partager notre base qui répertorie 2500 organisations.

Pascal Vinarnic
Si Alexandre a choisi d’innover dans la façon de faire, Demeter a l’ambition d’innover dans la façon de financer. Nous testons une idée en lançant un projet pilote pour 25 à 50 bénéficiaires sur 3 à 5 ans. A partir des résultats, nous faisons grandir l’idée et la généralisons.

Entre 1994 et 2006, Demeter s’est penché sur la microfinance. Nous avons financé une quarantaine d’institutions de microfinance en Inde et en Amérique du Sud pour analyser comment des femmes en position d’agent économique changent la nature de la communauté. Les taux de remboursement étaient excellents. Mais à court terme, la microfinance ne fait pas sortir les femmes de la pauvreté : une femme qui gagne 1 $ par mois et emprunte 250 $ gagne 3 $ par mois au bout de 3 ans. Ce fut une grosse déception… Il faut analyser les retours sur 20 ans pour une sortie de pauvreté : au Bendaglesh, les enfants des femmes qui ont emprunté vont à l’université.

Depuis 10 ans, Demeter travaille sur l’entrepreneuriat comme voie d’insertion ou de réinsertion des jeunes à risque de 16 à 24 ans (délinquants, drogués, handicapés…), soit 850 millions de jeunes dans le monde qui n’ont pas accès à l’emploi. Ma conviction est qu’on peut les insérer par le travail. L’entrepreneuriat permet au jeune de reprendre le contrôle de ses décisions et de sa vie. Demeter a financé des projets pilotes avec des fonds d’investissement, par exemple The Financer à New York : ce fonds finance chaque année 80 anciens délinquants qui ont passé entre 10 et 15 ans en prison. Ils sont accompagnés pour créer leur entreprise pendant 6 mois avant et 12 mois après leur sortie de prison. Résultats au bout de 7 ans : 85 % de réinsertion, – 5% de récidive, pour un coût de 35 000 $ par personne (à New York, le coût pour la collectivité d’une récidive s’élève à 75 000 $). Ce type de projet souligne également la valeur du mentorat : 5 à 8 personnes de diverses compétences s’occupent de chaque jeune.

Actuellement, Demeter travaille sur un Contrat à Impact Social (CIS) proposant une alternative à l’incarcération à Marseille : le programme d’Alternative à l’Incarcération par le Logement et le Suivi Intensif (AILSI) pour des personnes déférées en comparution immédiate, sans domicile et vivant avec une maladie psychiatrique sévère. Le CIS est un outil financier correspondant à une donation remboursable : suivant le taux de réinsertion, les pouvoirs publics remboursent aux investisseurs privés leur mise de départ. En cas de succès, le programme est étendu.

Tessa Berthon : quelles sont les limites de vos modèles ? Quelles difficultés principales rencontrez-vous ? 

Alexandre Mars
La plus grande difficulté est de convaincre les gens de donner, c’est un challenge de tous les jours ! Notre plus grand avantage est la jeune génération qui veut être employée par des entreprises qui donnent du sens au travail. En France, Caudalie donne 1% de ses revenus pour la protection des femmes. Cojean donne 10% de ses profits. Il faut structurer la philanthropie et qu’elle devienne une obligation pour les entreprises. Le plus compliqué est toujours de changer les mentalités.

 

Pascal Vinarnic
L’une de nos difficultés principales est de mesurer l’imapct de nos actions. Il n’existe pas de mesure homogène de l’impact social. Quels sont les bons critères de réinsertion ou d’éducation ? Comment comparer les coûts et les bénéfices pour la société du bracelet électronique ? On est en retard dans ce domaine. Il faut accepter de mesurer l’impact, définir ce qu’il faut mesurer et développper des méthodologies et des outils. Dans le CIS de Marseille (le plus important CIS en Europe), 4 millions d’euros sur un budget de 17 millions sont consacrés à mesurer l’impact du programme.

 

Tessa Berthon : quelle est la part de votre financement dans le budget des associations que vous soutenez ? 
Alexandre Mars
Epic finance des organisations entre 250 000 euros et 20 millions de budget. Dans certains pays, il existe des organisations extraordinaires qui fonctionnent avec un budget restreint. Notre contribution financière se limite à 20 % des ressources financières pour que les organisations ne soient pas dépendantes. Nos dons ne sont pas affectés à un projet précis.
Pascal Vinarnic
Sur un pilote, Demeter peut monter à 50% du budget mais j’exige 50% de financement local : il est très important de travailler avec un partenaire local qui connaît bien le terrain. Demeter finance l’investissement et le fonctionnement sur 3 à 5 ans. Les 2 années suivantes, nous aidons les associations à trouver d’autres financements.

 

 

Pour conclure 
  1. Les processus de sélection sont essentiels mais n’occultent pas la dimension émotionnelle du don qui est souvent le fruit d’un coup de cœur ou d’une rencontre.
  2. Les associations sont extrêmement diversifiées ; la recherche d’efficacité est nécessaire mais ne doit pas niveler cette diversité.
  3. De nouveaux outils et de nouvelles structures pour faciliter l’investissement socialement responsable sont en train d’émerger, comme les benefit corporations (B corps : sociétés d’impact social).
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